A l’occasion de la nuit de la lecture 2021, la bibliothèque de Colmar organisait un concours d’écriture. : « Nous sommes en 2050, vous déambulez dans une bibliothèque, vos pensées défilent, vous vous installez et écrivez une lettre à un proche… » Voici ce que j’ai proposé. Bonne lecture.
A Colmar, bibliothèque des Dominicains, le 6 janvier 2050
Chère Albertine,
je t’écris de ces lieux tant de fois menacés et tant de fois sauvegardés, je t’écris comme le matelot d’un bateau dont il voudrait être capitaine. Les années ont passé sur moi et toi aussi, tu as dû vieillir, avouons-nous tout, mais ici, je te retrouverai toujours un peu. Je te retrouverai toujours un peu dans ces rangées que nous avons parcourues ensemble comme des gamines presque sauvages, à la recherche du récit qui nous ferait découvrir des mystères que nous n’aurions même pas osé formuler ; je te retrouverai toujours un peu dans cette odeur de papier, de poussière et de propre que toute bibliothèque sait entretenir avec volupté. Ce toucher du papier qui a fait nos joies, tourner physiquement la page comme on avance d’un pas dans un chemin ; la poussière et son effet archéologique, découverte de trésors restés cachés, ces livres pourtant fabuleux que personne n’a empruntés depuis des années ; le propre de notre société très hygiéniste, la faute à ces maladies qui nous ont poursuivies, années après années, des nouvelles et des anciennes, revenues sous d’autres formes. Oui vraiment, la bibliothèque, c’était notre échappatoire – et je me dis, qu’à l’époque, toutes les forces s’étaient jointes pour qu’elle reste ouverte et pour que des enfants comme nous, des adultes aux souvenirs proches, des affamés de silence et de richesses, oui pour que nous tous puissions continuer de grandir et de nous approfondir, cachés entre deux rayonnages.
Te souviens-tu de ces grands toits en bois et de ces belles poutres traversantes ? Nous allions à la bibliothèque comme dans un château de magie, t’en souviens-tu, nous l’appelions, pour faire vite, le couvent et nous nous inventions des vies de femmes livrées contre leur gré à l’institution religieuse, pour nous séparer de nos amours du moment, que nous rêvions toujours un peu poètes, réservés, et qu’il nous fallait rejoindre, par ruse et courage, hors des murs de cette prison inventée alors que le lieu-même, en vrai, nous libérait.
Te souviens-tu ? Il nous libérait de nos hésitations à vivre, de nos peurs de l’autre, de nos enfances et des attentes que les adultes avaient pour nous. Aujourd’hui je comprends mieux les interdits de nos mères, les consignes sans cesse répétées, cette méfiance qu’elles nous ont inculquées, malgré tout, de la parole insouciante. Notre monde n’était déjà plus le leur, alors même que nous n’avions que dix ans. Nous n’avons connu qu’un monde policé, un monde des masques et des gants, un monde du contrôle des corps, de l’écoute des propos, de la détection des visages, de la surveillance au plus près. Elles, elles avaient connu la liberté ; et je crois bien que c’est pour ça que parmi toutes les barrières prudentes entre lesquelles elles nous élevaient, jamais elles ne firent obstacle à nos escapades à la bibliothèque. Elles ont fait de nous des îlots, des îlots d’espoirs et des îlots de fantaisie, n’attendant qu’un pont, même vague, même mouvant, pour sauter sur l’autre rive et partir à la découverte de nos vies et des autres.
Ici, tout est resté lent ; je suis revenue il y a seulement quelques semaines, pour l’enterrement de mon père. Depuis, je demeure chez ma mère. Le temps a passé mais à la marge, je sais qu’à son époque, 2050 s’imaginait plein de voitures volantes, de médecines high-tech et de ressuscitations. Tu l’auras vu comme moi, nous n’aurons eu que les catastrophes des romans d’anticipation. Dans cette grande jungle urbanistique, les villes moyennes sont devenues des villages – qui aurait cru qu’elles seraient ainsi encore plus désertées au profit des grosses métropoles vampiriques ? J’avais pensé que la vie moins grouillante aurait été, avec toutes ces contagions, ces pollutions, le désir premier de citoyens essorés. Mais moi aussi, je me suis laissé prendre par la fureur enivrante de la grande ville, comme si l’on pouvait devenir quelqu’un dans cette tonitruance permanente. La mort de mon père m’a appelée au silence ; et à retrouver mes pas ici. Ils m’ont inévitablement conduite au couvent – et vers toi.
Que deviens-tu au-delà des ans ? J’espère que, contrairement à moi, la vie ne t’aura pas trop éloignée de nos pensées d’alors, que tu seras restée cette fille combative et aimante, cette fille émerveillée mais implacable, cette fille que j’admirais et que j’ai continué de porter en moi comme un talisman d’ambre.
En sortant de la bibliothèque – mais laisse-moi un peu de temps, j’ai besoin encore de cette suspension de la déambulation – j’irai sonner chez ta mère, on m’a dit qu’elle habitait toujours là ; et je lui confierai cette lettre dans l’espoir du symbole qu’on relie. Réponds-moi si tu le peux, l’adresse sera au dos, ne te force pas, pense à moi au moins un peu.
Je t’embrasse comme le vent doux qui nous soufflait ses comptines, comme une brioche tout juste sortie du four, comme un regard complice qui n’a besoin que d’un léger sourire pour raconter un roman, je t’embrasse ;
ta très chère Artémis